Par Yannick Hémond, Caroline Coulombe et François Audet chercheurs à l’OCCAH et membres de l’équipe de recherche « COVID-19 : Pratiques collaboratives améliorées des interventions en situation complexe, urgente, humanitaire et internationale ancrées dans une approche de duty of care ? »
Montréal, le 8 avril 2020
Même s’il est difficile de l’admettre, cette situation exceptionnelle était prévisible. Plusieurs rapports d’experts et différents chercheurs[1] avaient déjà sonné l’alarme à cet effet ici comme ailleurs. Plus récemment, le dernier rapport de veille épidémiologique des maladies respiratoires du ministère de la Santé et des services sociaux du Québec[2] de mars 2020 alertait également la population de l’exposition à de nombreux virus et au risque de basculer rapidement dans un contexte épidémique. La situation mondiale actuelle révèle des niveaux de préparation différents et inégaux d’un pays à l’autre et des réponses sociétales tout aussi différentes. Il en est de même pour la capacité à gérer la situation, que ce soit du point de vue de la santé, de l’économie que des systèmes de gouvernance. Dans ce contexte, il est nécessaire de se questionner sur ce que les organisations, autant publiques que privées, auraient pu faire pour être mieux préparées.
Les retours d’expérience qui suivront l’actuelle pandémie de la COVID-19 viendront poser plusieurs questions fondamentales. D’autant plus que les maladies vectorielles et zoonoses (plus ou moins graves) sont en augmentation en raison de notre mondialisation et de ses méthodes de production[1]. « Quelles leçons tirer pour être mieux préparés ? », « À quoi et comment peut-on se préparer ? », « Avons-nous la capacité pour faire face à une pandémie ou à toute autre crise majeure à impact sociétal? », « Avons-nous assez de matériel, de ressources, de compétences ? » Déjà, ces questions se posent dans de nombreux médias autant au Québec qu’ailleurs dans le monde. Mais que veut dire « être prêt », « avoir la capacité » ou encore « avoir un plan adéquat » ? Nous vous proposons d’alimenter ces réflexions à travers les bonnes pratiques de gestion de crise.
Planification et état de préparation
Malgré la diversité des réponses organisationnelles et institutionnelles et le fait qu’une large majorité a été prise au dépourvu, certaines organisations avaient des plans de gestion d’une pandémie dans leur processus et leurs scénarios de gestion de crise[4]. Stimulées par des règles européennes à la suite de la vague de la grippe H1N1 de 2009, certaines organisations mondialisées ayant des bureaux européens ou asiatiques étaient plus prêtes à faire face à une pandémie (par exemple Tupperware International ou Michelin). La mise à jour des plans de préparation s’est poursuivie après l’épisode d’Ébola en 2014[5] et certaines organisations se sont particulièrement focalisées sur les conséquences reliées à la perte massive de personnel qui serait malade ou décédé[6]. Cependant, ces plans de « continuité des affaires (« business continuity plan » en anglais) sont surtout basés sur des scénarios de diminution de personnel avec un retour à la normale relativement rapide, car nous sommes tous sujets au biais d’optimisme qui fait partie des catégories de biais cognitifs expliqués par Tversky et Kahneman, deux prix Nobel sur le sujet[7].
Afin d’évaluer son état de préparation à faire face à une crise, une organisation a principalement recours à un programme d’exercices et de formation parmi lesquels les équipes traversent divers exercices, ateliers de travail et simulations. Les exercices les plus communs visent à vérifier la connaissance des plans et de la structure de gestion d’incident ou de crise. Quelques organisations s’exercent également à l’aide de scénarios simulés et déploient des ressources avec des partenaires pour améliorer leur interopérabilité. L’enjeu avec ces simulations et exercices consiste à avoir un regard externe critique, car effectué à l’interne, les pistes d’amélioration sont moins soulevées étant donné la politique organisationnelle. Ignorer nos propres lacunes et focaliser sur nos forces consistent aussi en un biais cognitif largement étudié en psychologie. Comme le rappelle Craig Fugate, ancien responsable de la Federal Emergency Management Agency (FEMA), lors d’une allocution 2017[8], nous planifions trop souvent pour ce que nous sommes capables de faire le mieux et nous nous exerçons pour réussir encore plus.
Dans le contexte actuel, suivre ces « plans de continuité » désuets en partie étant donné l’ampleur et la mixité des crises que nous devons gérer et dont la pandémie est l’élément déclencheur n’est plus la priorité pour le moment. Les organisations doivent se reposer sur les compétences de leur équipe de gestion de crise, mais peuvent moins se rabattre sur les procédures incluses dans ces plans. Cependant, ce qu’on peut prendre pour acquis est que le paradigme de planification habituelle ne fonctionne plus vu le nombre extrêmement élevé d’incertitudes sur notre futur proche et donc sur le chemin que prendra notre futur éloigné. Une deuxième certitude consiste pour les organisations, qui sont sollicitées pour le bien commun à être en complet dépassement de leurs capacités (logistiques, humaines, compétences, rythme, etc.). Ce dépassement de leurs capacités à gérer l’inhabituel, qui était auparavant possible grâce à l’intervention d’un écosystème de partenaires, devient plus difficile dans la situation actuelle. En effet, les partenaires sont aussi dans cette situation délicate à devoir gérer plus que ce que leurs capacités initiales permettent. Cela exige de la part de chacun, la mise en place de mesures exceptionnelles à partir des ressources disponibles. Alors, par où commencer?
Gestion de continuité et reprise des activités
Pendant une situation de crise, la dernière chose à faire est de mettre en œuvre des plans et des procédures non adaptées à la situation. Une crise organisationnelle et sociétale d’exception exige des mesures inhabituelles. La définition de « sinistre majeur » du ministère de la Sécurité du Québec l’explique bien[9]. Il devient donc important pour les organisations de prendre le temps pour mettre en œuvre des solutions créatives et évolutives pour mieux s’adapter à la situation malgré le paradoxe « de ne pas avoir de temps » vu les impacts chaotiques créés par cette même crise. La situation actuelle évolue rapidement et le retour à la normale est incertain autant dans le temps que dans la manière dont cela va s’orchestrer. On est à la limite de l’improvisation en situation de catastrophes, ce qui est de plus en plus documenté[10]. Les organisations doivent apprendre à ne pas être en mesure de tout prévoir et se doter d’un cadre leur permettant cette improvisation. En d’autres mots, les organisations doivent développer une capacité à être flexible et s’inscrire dans une improvisation, il en va de leur survie dans ce type de situation. La littérature sur la gestion de projet en contexte extrême nous dit à cet effet que l’improvisation s’ancre dans la planification et dans l’expérience avec une équipe habituée à travailler ensemble[11]. L’improvisation nait d’une préparation en équipe à faire face à l’inconnu et à créer des réponses flexibles à l’intérieur de mécanismes préexistants qui devront être ajustés
Un des aspects importants de la pandémie actuelle est de savoir comment on peut assurer une continuité et une reprise des activités. Plusieurs organisations ont été obligées de diminuer leurs activités ou de les interrompre. Elles se retrouvent donc dans une situation où elles ne peuvent pas fonctionner, mais elles doivent s’assurer d’être capable de redémarrer leurs activités le temps venu. Le gouvernement Legault commence depuis quelques jours à inscrire dans ses points de presse journaliers des indices d’un retour « à la normalité »[12]. C’est un signal que la reprise des activités doit être planifiée et qu’elle est aussi, sinon plus, importante que le maintien de l’arrêt des activités, qui a été sujet aux facteurs externes (cycle épidémiologique et posture gouvernementale face à cette menace).
Que peut-on commencer à apprendre ?
Présentement, les organisations se sont adaptées, elles ont parfois improvisé, fait des erreurs, corrigé leur tir ou peut-être sont-elles encore dans un déni de la situation. Tout cela s’est vécu depuis le 13 mars 2020 dans un cycle qui se répète et se renouvelle. Nous vous invitons à focaliser sur les mêmes objectifs : ceux de revenir à la normalité, mais dans une version nouvelle de vos pratiques, en ancrant l’utilisation de la technologie comme un support aux de mesures de distanciation sociale qui continueront pour plusieurs mois à nous influencer.
Nous commençons à comprendre que l’effort collectif permet des actions ciblée et efficace. Cet effort collectif permet de rehausser la capacité de gestion et d’actions en situation de crise. Il devient clair que la préparation à de tels événements doit nous permettre d’avoir une marge de manœuvre pour mieux anticiper les conséquences et les actions nécessaires et ainsi mieux répondre en équipe plus rapidement et plus efficacement. En amont, une connaissance fine de la capacité ainsi que les rôles et responsabilités de chaque intervenant et partenaires est également importante.
Il faut se rappeler que nous nous construisons une forme de résilience en ce moment. Nous sommes à bâtir notre capital social[13] autant humain qu’organisationnel. Nous devons, tout un chacun, continuer à nous adapter et à naviguer dans l’inconnu, car chaque événement est différent et notre monde évolue, se transformant à travers cette pandémie mondiale. Les plans de continuité des affaires et les processus de gestion de crise développés dans les organisations devront s’y adapter et évoluer pour intégrer ces notions d’incertitude, d’improvisation et d’adaptation.
[1] OMS, 2015
[2] https://www.msss.gouv.qc.ca/professionnels/documents/veille-epidemiologique.pdf
[3]https://www.canada.ca/content/dam/phac-aspc/documents/services/reports-publications/canada-communicable-disease-report-ccdr/monthly-issue/2019-45/issue-5-may-2-2019/ccdrv45i05a05f-fra.pdf
[4] Le texte « Que traversent nos organisations ces jours-ci » publié par C. Coulombe, chercheure à l’OCCAH le 17 mars 2020, explicite le sujet des « plans de continuité » en moment de crise : https://occah.uqam.ca/wp-content/uploads/2020/03/Business-continuity-plan_CC_DAH.pdf
[5] https://ordrecrha.org/ressources/sante-securite/2014/11/Responsabilites-du-CRHA-et-CRIA-en-cas-depidemie-ou-de-pandemie
[6] Voir les types de stratégies :
https://www.quebec.ca/securite-situations-urgence/se-preparer/entreprise/modeles-concevoir-plan-continuite-activites-et-mettre-en-pratique/
[7] Kahneman, D. & Tversky, A. (1996). On the reality of cognitive illusions, Psychological review, 103 (3), 582-591.
[8] https://michaelmabee.info/craig-fugate-7-deadly-sins/
[9]https://www.securitepublique.gouv.qc.ca/securite-civile/publications-et-statistiques/concepts-base/en-ligne.html
[10] Par exemple, nous vous référons à certains articles à ce sujet : Mendonça, Cunha, Kaivo-oja & Ruff, 2004; Kendra & Wachtendorf, 2006; Leybourne, 2006.
[11] Aubry, M & Llièvre, P. (2011). Gestion de projets- expéditions polaires : que pouvons-nous apprendre, PUQ.
[12] https://www.lapresse.ca/covid-19/202004/07/01-5268389-francois-legault-on-est-en-train-datteindre-le-sommet.php
[13]http://cite-id.com/documents/le-cité-id-lance-son-rapport-le-capital-social-comme-vecteur-innovant-de-résilience-urbaine/Rapport_Cité-ID-Capital_Social_et_Résilience_Urbaine.pdf