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28 février 2022

Quand l’égalité devient une arme

égalité devient une arme

Texte rédigé par Marie-Alexandre Lepage-Lemieux, étudiante au doctorat en administration à l’UQAM et chercheure à l’OCCAH, publié par le Blogue Un seul monde.

Instabilité politique et économique, déstabilisation des systèmes de santé, révoltes et crises partout dans le monde, la pandémie de COVID-19 aura certainement laissé sa marque sur nos sociétés. Son impact social est tel que, combiné aux diverses crises humanitaires et conflits vécus dans certains pays dont l’Afghanistan, la région du Sahel, le Myanmar ou la Colombie, un recul des droits humains est constaté, notamment en ce qui concerne l’égalité des genres.

Bien que déjà à risque de violences, de crimes haineux et de menaces de mort avant la pandémie, les femmes militantes pour leurs droits se voient confrontées à une hausse de meurtres et d’autres actes violents à leur égard. Notons d’ailleurs que, lors de sa participation au débat du Conseil de sécurité, la Haute-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, a signalé l’augmentation des crimes haineux contre les femmes défenseures des droits humains dans ces divers pays. Des femmes telles que Fatima Khalil, Jane Beatriz Machado da Silva, Karima Baloch, Gloria Isabel Ocampo et plusieurs autres, soit près de 44 meurtres en 2020, sont décédées pour leur apport à cette cause, au maintien de la paix et à l’avancée de la place des femmes dans la société. Même si ce nombre est certainement sous-évalué, il s’agit d’une augmentation quant aux nombres confirmés de meurtres en 2018 et 2019, sans compter toutes les autres qui auront vécu intimidation, arrestations et détentions arbitraires, violences sexuelles et harcèlement lors de campagne de diffamation. Cette recrudescence oblige une action redoublée.

L’apport des pays occidentaux ?

Face à cette montée des violences vécues par les femmes en quête de l’avancement de leur situation, il est nécessaire de se questionner sur la contribution internationale des pays occidentaux qui de par leurs programmes et politiques de développement et d’aide internationale s’identifient comme des alliés désireux de contribuer au bien-être des populations vulnérables, notamment, celui des femmes.

Mais comment cette contribution s’opère-t-elle en réalité ? Et comment s’applique-t-elle en contexte de crise tel que celui vécu dans la région du Sahel, l’Afghanistan, la Colombie ou le Myanmar ? L’exemple de la politique d’aide internationale féministe du Canadanous permet de mettre en lumière certaines lacunes d’une vision de l’aide humanitaire occidentale, ne prenant pas suffisamment en compte les contextes particuliers vécus par les femmes de ces pays. Bien que plusieurs organismes d’aide humanitaire mettent en place des approches inclusives et porteuses d’un avenir prometteur pour l’avancement de la situation des femmes, certaines politiques internationales n’emboitent pas nécessairement le pas et adoptent plutôt une vision occidentale du genre, une vision coloniale et binaire ayant une visée d’égalité entre les hommes et les femmes, sans attention particulière aux références locales, aux savoirs locaux et aux écarts culturels. En procédant ainsi, des savoirs locaux essentiels à la compréhension réelle des enjeux de genre propre à chaque pays, chaque culture, chaque société, sont occultés, voire anéantis, réduisant les chances de maintien et d’adhésion aux projets visant l’égalité des genres.

Protection des femmes et approche par le genre : décolonisation des politiques et projets internationaux

Il est nécessaire de se questionner sur la fragilité de la place des femmes dans les pays vivant des crises humanitaires ou des conflits. Pour quelles raisons les droits des femmes sont-ils dans les premiers à être bafoués et quel rôle tiennent les gouvernements et leurs politiques dans cette difficulté d’implantation et de maintien de la place des femmes en société. Est-ce parce que ces politiques se heurtent aux résistances face aux approches et valeurs étrangères, occidentales ? Est-ce parce qu’il s’agit en quelque sorte de projets colonisateurs, imposant à certains pays en crise, des idéaux qui ne sont pas les leurs, des façons d’être et de faire qui ne concordent pas avec leur réalité ? Notons, par exemple, l’exclusion des femmes du secteur public en Afghanistan et la fermeture des écoles secondaires pour filles depuis l’arrivée au pouvoir des talibans. Face à un tel recul, comment instaurer un projet visant à autonomiser les femmes afghanes ?

C’est au croisement de ces réalités qu’il est possible de constater qu’une vision occidentale ne peut être implantée dans tous les pays et qu’une approche décoloniale est nécessaire, tant dans les projets d’aide humanitaire, que dans les politiques internationales visant l’aide aux personnes en situation de vulnérabilité, afin de favoriser une coalition entre l’aide apportée, les gouvernements et les personnes visées. En effet, plusieurs organisations d’aide humanitaire adoptent déjà des pratiques s’inscrivant davantage dans les approches décoloniales, visant la promotion des savoirs locaux et la valorisation de la participation des populations ciblées par les projets. Toutefois, au niveau politique, une marge existe toujours entre théorie et pratique, notamment en ce qui concerne les politiques féministes visant l’égalité des genres.

En contexte humanitaire, il est nécessaire de comprendre le féminisme, non pas comme une recherche de l’égalité absolue entre homme et femme, tel qu’une vision libérale occidentale pourrait le percevoir, mais plutôt à travers une vision d’intersection des oppressions vécues et situées, de reconnaissance d’identités diverses modulées par plusieurs dynamiques de pouvoir en action (genre, classe, race, sexualité, etc.) reflétant des réalités multiples et complexes, lesquelles ne doivent pas être occultées ou essentialisées. Il est nécessaire de ne pas reproduire maladroitement les oppressions que l’on tente de déconstruire.

Bien que rependue dans les organisations d’aide humanitaire féministes, l’approche décoloniale n’est pas encore partie prenante de toutes les organisations ni des politiques internationales encadrant les pratiques internationales et humanitaires. Face à cet écart, Françoise Vergès, dans son livre Féministe décolonial paru en 2019, propose de s’intéresser aux avancées des féministes du Sud et de devenir des allié.e.s du Nord, non seulement en tenant compte des savoirs locaux, mais en les priorisant, les valorisant, les respectant. Ce féminisme décolonial doit s’inscrire dans une action collective, une coalition solidaire, une volonté de forger, pour les personnes marginalisées, une réelle identité politique et sociale. L’adoption d’une vision décoloniale des politiques et projets internationaux permettrait finalement de mettre de l’avant la multiplicité des oppressions, incluant l’oppression de nature coloniale, vécues par les femmes du Sud afin d’ancrer les projets de développement international et d’aide humanitaire dans la réalité des personnes visées, d’enraciner ces projets dans une culture et ainsi, permettre aux femmes de revendiquer leurs droits et leur agentivité politique sans crainte pour leurs vies.

Quelques pistes de solution viables

L’adoption d’une approche féministe décoloniale n’est pas aussi complexe que l’on pourrait le croire, mais nécessite tout de même un changement d’approche de la part des gouvernements et organismes de développement et d’aide humanitaire qui n’adhèrent pas encore à ces principes. Plusieurs projets s’approchent de plus en plus de ce paradigme, mais beaucoup reste encore à faire, notamment au niveau politique, tel que la politique d’aide internationale féministe du Canada le laisse présager. Certaines solutions associées à l’éducation à la citoyenneté mondiale critique pourraient certainement s’appliquer au contexte d’aide humanitaire, autant pour les organisations que les travailleurs et travailleuses et les gouvernements :

  • S’intéresser aux savoirs locaux et à la diversité des perspectives, incluant sur ce que constitue la pensée féministe non occidentale
  • S’interroger sur sa propre vision du monde et ses implications
  • Faire preuve de souplesse et savoir s’ajuster en fonction des choix éthiques et des impacts sur la vie des personnes
  • Utiliser le pouvoir qu’ont les organisations et les travailleurs et travailleuses pour le bien commun
  • Savoir apprendre et faire preuve d’ouverture
  • S’intéresser à l’apport majeur que peuvent avoir les personnes visées par les projets ainsi que les travailleuses et travailleurs qui connaissent les milieux et leurs enjeux.

Toutes ces solutions semblent simples et font d’ailleurs partie des valeurs ou principes que l’on octroie d’emblée à l’aide humanitaire et au développement international. Mais est-ce que la théorie et la pratique sont encore, ici, en écart ?

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