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5 mai 2020

COVID-19 : L’art et la culture comme moyen émergent postcrise

Par Alexandre, P. Bédard, post-doctorant et chargé de cours; Caroline Coulombe, professeure; François Audet, professeur ESG – UQAM. Tous chercheurs à l’OCCAH dans le projet de recherche « Covid-19 -Gouvernance et pratiques collaboratives des interventions humanitaires complexes transfrontalières dans le contexte pandémique. » et Phloeun Prim, directeur Cambodian Living Arts.

 

Nous vivons une situation sans précédent. Même si l’histoire a connu différentes versions et déclinaisons de crises mondiales et humanitaires, chacune fut exceptionnelle selon sa perspective contextuelle. Un fait demeure : encore aujourd’hui, comme à chaque époque, nous nous comparons, observons « le voisin », essayons de comprendre ce qui se passe ailleurs ? Comment gèrent-ils la situation ? Quelles sont les meilleures pratiques ? Existe-t-il une réponse à nos problèmes, à notre situation de crise ? Dans les faits, il n’y pas UNE réponse. Pour le moment, mondialement, nous co-créons des réponses plus ou moins adaptées à coup d’essai-erreur dans les étapes de déconfinement entre autres choses. Et si une partie de la solution était non pas seulement ailleurs dans le monde, mais aussi ailleurs dans le temps ? Nous vous proposons de regarder vers le passé, mais sous un autre angle, celui de l’art et la culture comme moyen émergent pour se reconstruire pendant et, aussi, après la crise.

L’art et la culture en temps de crise

D’abord, qu’entendons-nous par « crise » ? Faisons-nous simplement référence à l’aspect sanitaire ? Plusieurs, dont nos décideurs gouvernementaux, ont clairement catégorisé cette période comme en étant une de guerre[1]. Non pas contre un ennemi humain, mais viral. Or, une guerre laisse des séquelles. Parfois structurelles puis immanquablement sociales, sociétales et humaines.

En puisant dans la recherche sur l’humanitaire, nous constatons que bien souvent, une crise en entraîne une autre. Jean-Bernard Verron[2], nous faisait part de ses craintes en 2015 quant au relâchement qui s’opère en situation d’après crise (postcrise). « …sauf exception, la notion d’intervention humanitaire d’urgence […est] tout aussi promptement arrêtée une fois le pic de la crise passé »[3]. Il déplore aussi le manque de vision des états à reconstruire le lien social détérioré par la situation de crise.

Dans la même veine, Amaël Cattaruzza et Élisabeth Dorier[4] se sont aussi intéressés aux périodes postconflit de l’humanitaire. Elles précisent d’ailleurs que les interventions se font en étapes, tout en se questionnant sur la neutralité de celles-ci entre les états et les organismes aidants. Elles rappellent toutefois que cette période revêt un enjeu symbolique en regard de la réhabilitation et de la réparation sociétale.

Ainsi, en temps de guerre, l’art et la culture, piliers importants de nos sociétés, sont durement touchés, voire même stratégiquement détruits. Même si la source de cette conséquence est non volontaire, la pandémie mondiale a impacté le secteur culturel en premier avec la fermeture des salles de spectacles et de cinéma, les interdictions de rassemblements de masse, arrêt des festivals d’été, etc.  Les arts vivants, les arts visuels et le patrimoine ont été parmi les premiers touchés et seront probablement les derniers à ouvrir dans la cascade de déconfinement. Le gouvernement fédéral en date du 17 avril a ainsi ouvert un fond d’urgence de 500 millions pour aider les organisations culturelles à traverser ce temps de crise.

L’art et la culture au pays des Khmers

Le projet de recherche mené par l’équipe de l’OCCAH auteure de ce papier s’est intéressée à quelques exemples de l’art et la culture ayant été mobilisés comme levier multiniveaux à Haïti et au Cambodge. Au Cambodge par exemple, suite au génocide de 1979 et à la dernière période des Khmers rouges en 1997, les arts et la culture avaient presque entièrement disparu, tout comme près de 20 % de la population qui fut exterminée par le régime de Pol Pot. En effet, comme l’explique très bien Phloeun Prim, directeur général de Cambodian Living Arts, d’un point de vue systémique, lors des conflits, la destruction des symboles et des artefacts culturels (lieux religieux, lieux culturels, monuments et arts visuels, etc.) fait partie intégrante des conséquences. L’opprimant, soit-il un autre pays ou un dictateur, cherchera à casser les racines culturelles de la société opprimée afin de la déraciner de son identité, de sa culture pour instaurer sa vision sociétale.

Le Cambodge a une longue et riche histoire qui remonte au-delà de l’époque du Moyen-Âge européen. C’est pourtant entre le IXe et le XIIIe siècle, au cours de l’âge d’or de l’Empire khmer, que les arts et la culture se sont intégrés à la société, par le biais de la religion, de ses rites et de ses coutumes. Toutefois, cette richesse culturelle cambodgienne à tradition orale fut grandement affectée par les guerres et le génocide.

Pour la préserver et lui redonner ses noblesses d’antan, Arn Chorn-Pond, fonde en 1998 le Programme des Maîtres-performeurs cambodgiens, qui deviendra le Cambodian Living Arts. Né au Cambodge d’une famille d’artistes, il réussit à s’échapper dans un camp de réfugiés en Thaïlande, puis il fut adopté par une famille états-unienne de la Nouvelle-Angleterre. Éduqué dans les grandes écoles états-uniennes, il travailla quelques années comme travailleur social, avant de retourner au Cambodge.

Aujourd’hui Cambodian Living Arts regroupe plusieurs centaines d’artistes et d’employés œuvrant à différents niveaux : le développement et l’éducation des arts, la protection du patrimoine, le développement des leaders de demain, le développement des marchés et le développement d’un réseau fort. Cette organisation sans but lucratif a choisi l’art et la culture comme levier afin de remplir ses objectifs de sauvegarder les traditions, redonner du sens à la communauté et permettre à de former les jeunes afin qu’ils contribuent, par le biais de l’art et de la culture, à l’essor du pays.  Retrouver ses racines, les conserver, redonner du sens aux individus, guérir les traumatismes, les mettre au service de la paix, les faire évoluer, tout cela au rythme des décennies qui ont vu croître cet OBNL qui a maintenant un écosystème élargi de partenaires dans d’autres régions du monde.

L’art et la culture pour s’en sortir

Si on reconnait que l’art et la culture sont des leviers de développement social et que l’enseignement des arts et de la culture permet ce développement, voire celui de la créativité, force est de se demander comment s’en inspirer aujourd’hui dans notre contexte de crise sanitaire ?

Pour Phloeun Prim, les raisons sont évidentes. Le travail de régénération culturelle fut essentiel pour permettre au Cambodge de se relever. Par la suite s’est enchevêtré le besoin de transmettre la culture afin de recréer les ponts entre les générations, entre les individus, entre les institutions. Partager oralement son art ne signifie pas seulement transmettre un savoir-faire ; c’est aussi transmettre un savoir-être. En enseignant son art, le maître transmet sa propre identité en tant qu’humain à l’autre. Et l’apprenant à le devoir, par la suite de s’approprier ces savoirs et de les amener plus loin, de créer sa propre interprétation des symboles. Au final, cela crée des sociétés plus résilientes. Cela anime le rêve de tout un chacun. Aujourd’hui, Cambodian Living Arts continue d’investir dans les leaders culturels actuels et futurs. Ce sont eux qui devront rebâtir après cette période de pandémie, dans ce nouvel environnement postcrise, où les interactions, les communautés et les identités ne seront plus les mêmes.

Rappelons-nous que pour le sociologue Guy Rocher[5], la culture est « un ensemble lié de manière de penser, de sentir et d’agir plus ou moins formalisées qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personne, servent, à la fois de manière subjective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte »[6]. Ainsi, enseigner et propager la culture, c’est se regrouper, se retrouver et quoi de plus pertinent en ces temps de confinement que d’en prendre conscience.

Par ailleurs, « tout être humain est capable, grâce à l’art, de rétablir son lien avec la société » (Ana Mae Barbosa, 2002)[7]. L’utilisation de l’art comme levier de développement et de changement social n’est plus à prouver.

La consommation de l’art et de la culture en ces temps de confinement n’est pas à démontrer non plus (Schwartz, 2018; Wrobel, 2018)[8]. De plus, lorsque nous regardons les besoins en formation et compétence en ce 21e siècle, nous constatons qu’on cherche à développer cinq compétences, soient la pensée critique, la collaboration, la pensée informatique, la résolution de problème et la créativité (Roméro, 2016; ministère de l’Éducation de l’enseignement supérieur). Or, cette dernière compétence peut s’acquérir de bien des manières, mais les recherches démontrent que l’enseignement, la pratique et la consommation des arts et de la culture favorisent justement le développement de cette compétence (Barbosa, 2002)[9].

Au final, pour paraphraser Yannick Nézet-Séguin, chef d’orchestre et directeur artistique émérite dans le devoir le 15 avril 2020, même si les spectacles doivent être une expérience, « en absence de cette expérience [humaine et en direct], au lieu du silence, il vaut mieux trouver une autre solution permettant de continuer à apporter [la culture] aux gens d’une autre façon en attendant. Il faut être créatifs. Nous le sommes sans doute chacun dans notre coin, mais c’est un moment pour mettre toutes ces idées en commun, car c’est en commun que tout cela va pouvoir recommencer. »[10]

C’est donc le temps pour les gouvernements d’encourager cette créativité afin de mobiliser la population autour de l’art et de la culture afin de se donner du réconfort collectif, de se retrouver autour d’un projet commun et de renforcir notre identité culturelle. Nous saluons les actions comme celle de Louis Morissette et de Benoit Fréchette avec la salle virtuelle Yoop[11], celle de l’orchestre métropolitain[12] ou de l’OSM[13] et encore plus, celle du théâtre de rue[14].  Tous ces projets culturels adaptés n’ont pas les mêmes moyens. Il faut pouvoir faire plus. Notre nouvelle réalité post covid19 changera les interactions entre les communautés, le tourisme se redéfinira autrement, le nationalisme augmentera certainement, l’OCCAH croit à la lumière de ses résultats préliminaires qu’il fait continuer à investir dans les arts et la culture plus que jamais.

La version PDF est disponible ici.

 

[1] https://www.lefigaro.fr/politique/macron-declare-la-guerre-au-coronavirus-20200316

https://www.ledevoir.com/politique/quebec/574967/le-gouvernement-legault-fait-face-a-sa-plus-grande-epreuve

[2] Jean-Bernard Verron est chercheur associé à l’IRIS, rédacteur en chef de la revue Afrique Contemporaine et président du Comité des solidarités internationales de la Fondation de France.

[3] Véron, J. B. (2015). Les humanitaires face aux enjeux du XXIe siècle. Revue internationale et stratégique, (2), 121-128.

[4] Amaël Cattaruzza est maître de conférences en géographie au Centre de recherches des Écoles (CREC) Saint-Cyr, ENeC. Élisabeth Dorier est professeure des universités, Laboratoire population, environnement et développement (LPED), Aix-Marseille université.

[5] Guy Rocher est sociologue, professeur en sciences sociales de l’Université de Montréal et chercheur au Centre de recherche en droit public.

[6] Rocher, G. (1992). Chapitre IV : Culture, civilisation et idéologie. Dans Introduction à la sociologie générale, de Rocher, G., p. 101-127. Montréal : Éditions Hurtubise HMH Ltée.

[7] Barbosa, A. M. (2002). La reconstrucción social a través del arte. [L’art au service de la reconstruction sociale]. PERSPECTIVAS Revista trimestral de educación comparada. (124), 104-110.

[8] Schwartz, S. (2018). Arts-based disaster relief: Theory and practice. Journal of Applied Arts & Health9(2), 275-289. Wrobel, R. (2018). Culture in Post-Crisis Situations: Opportunities for Peacebuilding and Sustainable Recovery. Washington D. C.: The International Bank for Reconstruction and Development / World Bank.

[9] Barbosa, A. M. (2002). Idem.

[10] Huss, C. (2020). Une solution plutôt que le silence, demande Nézet-Séguin. Le Devoir, 15 avril, https://www.ledevoir.com/culture/musique/576995/classique-une-solution-plutot-que-le-silence

[11] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1695620/louis-morissette-spectacle-espace-yoop-coronavirus

[12] https://www.ludwig-van.com/montreal/2020/03/20/nouvelle-lorchestre-metropolitain-lance-lom-a-maison-concerts-virtuels-gratuits/

[13] https://www.osm.ca/fr/ecouter-et-visionner/?gclid=CjwKCAjwwMn1BRAUEiwAZ_jnEoPINUUE5t-fGV301m2u2gHuDT_5ec_4X9Kg4Vh0tXeZbcTKqE__9RoCrqEQAvD_BwE

[14] https://www.omhm.qc.ca/fr/actualites/une-sortie-au-theatre-pour-les-aines-sur-leur-balcon

Chaire de gestion de projet (ESG UQAM) Institut d'études internationales de Montréal (IEIM) Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) Conseil de recherches en sciences humaines